2
La mort de Struvin avait été trop brutale, elle était survenue trop tôt dans le cours du voyage pour être acceptable et même compréhensible. À Sorve, la mort était une éventualité toujours présente. Une barque de pêche s’éloignait un peu trop et une tempête que l’on n’avait pas vu venir éclatait brusquement, ou bien l’on suivait la promenade de la digue et la Vague se dressait soudain et vous emportait, ou encore on ramassait dans la baie quelques coquillages appétissants qui se révélaient mortels. Mais le navire avait jusqu’à présent semblé constituer une petite enclave d’invulnérabilité. Peut-être parce qu’il était tellement vulnérable, peut-être parce que ce n’était qu’une dérisoire coque de bois, un point minuscule flottant au milieu de l’océan incommensurable, ils s’étaient tous imaginé qu’ils étaient en sécurité à son bord. Lawler s’attendait à des difficultés, des tensions, des privations et à une ou deux blessures graves pendant la traversée jusqu’à Grayvard, un défi à ses compétences parfois fragiles. Mais la mort d’un homme ? Sur cette mer d’huile ? La mort du capitaine ? Et cinq jours seulement après le départ ! Autant le calme des premiers jours de mer avait été inquiétant et suspect, autant la mort de Struvin était de mauvais augure et laissait présager de terribles et inexorables calamités.
Les voyageurs se soudèrent autour de cette mort comme une nouvelle peau rose se reforme autour d’une plaie. Tout le monde devint résolument positif, délibérément optimiste, ostensiblement respectueux des frontières du psychisme soumis à rude épreuve des autres. Delagard annonça qu’il allait prendre en personne le commandement du navire. Pour rétablir l’équilibre, Onyos Felk allait changer de quart et diriger les manœuvres de la bordée composée de Martello, Kinverson et Braun tandis que le nouveau capitaine dirigerait celle de l’autre quart, formée de Golghoz, Henders et Thane.
Après sa perte de sang-froid, la première, à l’annonce de la disparition de Struvin, Delagard présentait maintenant une façade de froide compétence, de résolution sans faille. Droit comme un i sur la passerelle, solide au poste, il suivait les évolutions de sa bordée dans la mâture. Un vent modéré continuait de souffler de l’est et le navire cinglait sur les flots paisibles.
Quatre jours plus tard, les paumes de Lawler étaient encore irritées par les brûlures infligées par le filet et ses doigts demeuraient très raides. L’empreinte brillante du réseau de lignes rouges s’était estompée et avait viré au brun, mais Pilya avait peut-être eu raison en lui disant qu’il garderait des cicatrices. Cela ne le préoccupait guère ; il avait déjà le corps couvert de cicatrices, témoignages d’imprudences commises au fil des ans. Mais la raideur de ses doigts le préoccupait beaucoup plus. Il avait besoin de toute leur souplesse, non seulement pour les quelques interventions chirurgicales qu’il était amené à effectuer, mais pour la palpation, l’examen des parties extérieures du corps de ses patients, un élément essentiel du diagnostic. Il n’était pas en mesure d’interpréter les messages de l’organisme avec des doigts raides comme des bouts de bois.
Pilya semblait elle aussi se soucier de l’état des mains de Lawler. En arrivant sur le pont pour prendre son quart, elle le vit et prit doucement les mains du médecin dans les siennes, comme elle l’avait fait juste après la mort de Gospo Struvin.
— Cela ne semble pas beaucoup s’améliorer, dit-elle. Vous appliquez régulièrement le baume ?
— Scrupuleusement. Mais à ce stade de la guérison, le baume ne sert plus à grand-chose.
— Et l’autre remède ? Le liquide rose ? L’analgésique ?
— Bien sûr. Vous pouvez me faire confiance, celui-là, je ne risque pas de l’oublier.
— Vous êtes un homme si bon, un homme si sérieux, poursuivit-elle en effleurant des doigts ceux de Lawler. S’il devait vous arriver quelque chose, j’en aurais le cœur brisé. J’ai eu peur pour vous quand je vous ai vu vous battre contre cette créature qui a entraîné le capitaine. Et quand j’ai vu que vous étiez blessé aux mains.
Une expression de pure dévotion s’épanouit sur son visage au nez camus et aux méplats accusés. Pilya avait des traits grossiers, sans beauté, mais ses yeux étaient brillants et débordants d’affection. Le contraste entre ses cheveux dorés et sa peau lisse et bistrée était très attirant. C’était une fille simple et solide, et ce qui émanait d’elle à cet instant était une émotion simple et solide, l’expression d’un amour inconditionnel. Avec une grande douceur, car il ne voulait pas la repousser trop durement, Lawler retira sa main tout en lui adressant un sourire à la fois bienveillant et neutre. Il eût été facile d’accepter ce qu’elle lui offrait, de dénicher quelque recoin dans la cale et de jouir de ces plaisirs simples qu’il s’interdisait depuis si longtemps. Il ne vivait pas dans le célibat ecclésiastique, il n’avait pas fait vœu de chasteté. Mais il semblait avoir perdu la foi en ses propres émotions. Il répugnait à se fier à lui-même, même pour une aventure aussi anodine que celle-ci le serait probablement.
— Croyez-vous que nous vivrons ? lui demanda-t-elle brusquement.
— Vivre ? Bien sûr que nous allons vivre !
— Non, dit-elle. J’ai très peur que nous mourions tous. Gospo n’a été que le premier à partir.
— Tout se passera bien, dit Lawler. Je vous l’ai déjà dit l’autre jour et je le répète. Gospo n’a pas eu de chance, voilà tout. Il y a toujours quelqu’un qui a la chance contre lui.
— Je veux vivre. Je veux atteindre Grayvard. Il y a un mari qui m’attend à Grayvard. La sœur Thecla me l’a dit, quand elle m’a prédit l’avenir, juste avant le départ. Elle m’a dit qu’en arrivant au terme de ce voyage, je trouverai un mari.
— La sœur Thecla a raconté à des tas de gens des tas de bêtises sur ce qui allait nous arriver au terme de ce voyage. Il ne faut pas prêter attention aux diseuses de bonne aventure. Mais, si c’est un mari que vous voulez, Pilya, je souhaite que la sœur Thecla vous ait dit la vérité.
— Ce que je veux, c’est un homme mûr. Un homme sage et fort qui m’aimera, mais aussi qui m’apprendra des choses. Personne ne m’a jamais rien appris, vous savez. Sinon à travailler à bord d’un navire. C’est pour cela que j’ai toujours voyagé sur les navires de Delagard, que j’ai navigué de-ci de-là et que je n’ai jamais trouvé de mari. Mais maintenant j’en veux un. Le moment est venu pour moi. Je suis jolie à regarder, vous ne trouvez pas ?
— Très jolie, dit Lawler.
Pauvre Pilya, songea-t-il. Il se sentait coupable de ne pas l’aimer.
Elle se détourna, comme si elle reconnaissait que la conversation ne prenait pas la direction qu’elle souhaitait.
— J’ai repensé à ces petits objets de la Terre que vous m’avez montrés, reprit-elle au bout d’un moment, ceux qui sont dans votre cabine. De ravissantes petites choses ! Comme ils sont jolis ! Je vous avais dit que j’aimerais en avoir un, mais vous avez refusé, vous m’avez dit que c’était impossible. Eh bien, j’ai changé d’avis, je n’en veux plus. Ils représentent le passé et moi, seul l’avenir m’intéresse. Vous vivez trop dans le passé, docteur.
— Pour moi, Pilya, le passé est plus vaste que l’avenir. Il y a plus de place pour regarder autour de soi.
— Non, non. L’avenir est très grand. L’avenir se prolonge jusqu’à la fin des temps. Attendez et vous verrez bien que j’ai raison. Vous devriez balancer toutes ces vieilleries. Je sais que vous ne le ferez pas, mais vous devriez. Il faut que je monte dans la voilure à présent, ajouta-t-elle en lui adressant un sourire timide et tendre. Vous êtes un homme de bien, docteur, je tenais à vous le dire. Et je voudrais que vous sachiez que, si vous avez besoin d’une amie, je suis là.
Elle se retourna brusquement et s’éloigna à toute allure.
Il la vit grimper avec souplesse et vivacité et, en quelques instants, elle se trouva très haut dans la mâture. Elle grimpait comme un de ces singes des livres de contes de son enfance, ces livres remplis d’histoires de la Terre, cette planète incompréhensible où l’on foulait un sol ferme, où l’on trouvait des jungles, des déserts et des glaciers, des singes et des tigres, des chameaux et des chevaux rapides, des ours polaires et des morses, des chèvres qui bondissaient de rocher en rocher. Qu’était un rocher ? Qu’était une chèvre ? Il lui avait fallu les inventer par lui-même, d’après les quelques indices fournis par les histoires. Les chèvres étaient des animaux maigres, à pelage fourni, aux pattes interminables semblables à des ressorts d’acier. Les rochers étaient des blocs de pierre dressés, un peu comme des troncs d’algue-bois, mais infiniment plus durs. Les singes ressemblaient à de petits hommes très laids, aux poils bruns et longs, des animaux rusés qui se déplaçaient dans les arbres en poussant des cris aigus et en jacassant. Non, Pilya ne leur ressemblait pas du tout, mais en évoluant dans la mâture, elle semblait être dans son élément.
Lawler se rendit compte qu’il n’avait plus le moindre souvenir de l’amour qu’il avait fait vingt ans plus tôt à Anya, la mère de Pilya. Il se rappelait seulement qu’il l’avait fait. Mais tout le reste, les sons émis par Anya, les mouvements de son corps, la forme de ses seins, tout avait disparu. Ses sons, ses mouvements avaient disparu d’une manière aussi définitive que la Terre. Comme si rien ne s’était jamais passé entre eux. Il se souvenait qu’Anya avait les mêmes cheveux dorés et la même peau lisse et hâlée que Pilya, mais il avait l’impression que ses yeux étaient bleus. À l’époque, Lawler était affreusement malheureux, souffrant de mille blessures après le départ de Mireyl. Anya, qui croisait sa route, lui avait offert un peu de réconfort.
Telle mère, telle fille. Les mères et les filles faisaient-elles l’amour de la même manière, obéissant inconsciemment à quelque loi génétique ? Dans ses bras, Pilya pouvait-elle se brouiller, se transformer, se métamorphoser sous ses yeux en sa propre mère ? Une étreinte avec Pilya lui permettrait-elle de retrouver ses souvenirs enfouis d’Anya ? Lawler réfléchit quelques instants, se demandant si l’expérience valait la peine d’être tentée. Non, décida-t-il enfin. Non, cela n’en vaut pas la peine.
— On contemple les fleurs d’eau, docteur ? demanda le père Quillan, juste à côté de lui.
Lawler se tourna vivement. Quillan avait une curieuse manière de se glisser près des gens ; il se matérialisait soudain, telle une sorte d’ectoplasme, et s’approchait sans donner du tout l’impression de bouger. Et il était là, tout près, exsudant ses inquiétudes métaphysiques.
— Des fleurs d’eau ? demanda distraitement Lawler, assez amusé d’avoir été surpris au milieu de ses réflexions lascives. Oui, là ! Je les vois !
Comment aurait-il pu ne pas les voir ? Sous l’éclatant soleil matinal, des fleurs d’eau étaient disséminées sur toute la surface de l’océan. Leur tige charnue d’un mètre de haut se terminait par l’appareil producteur des spores, gros comme le poing, aux couleurs éclatantes, d’un rouge vif avec des pétales jaunes rayés de vert, et était munie, juste sous la surface de l’eau, d’une curieuse vésicule noire et renflée qui permettait à la fleur d’eau de flotter. Quand elle était frappée et couchée par une vague, la plante se redressait aussitôt et reprenait sa position verticale, comme un de ces clowns infatigables rebondissant chaque fois qu’ils recevaient un coup.
— Un miracle d’élasticité, dit Quillan.
— Oui, et une leçon pour nous tous, dit Lawler, pris d’une brusque envie de faire un petit sermon. Nous devons en toute circonstance nous efforcer de les imiter. Nous ne cessons en ce bas monde de recevoir des coups et, chaque fois, il nous faut reprendre le dessus. La fleur d’eau doit être notre modèle : invulnérable à toutes les attaques, capable de résister à tout, de supporter tous les coups. Au fond de nous-mêmes nous possédons l’élasticité de la fleur d’eau, n’est-ce pas, mon père ?
— En ce qui vous concerne, oui.
— Moi ?
— Savez-vous que l’on vous tient en grande estime ? Tous ceux à qui j’ai parlé ont vanté votre patience, votre endurance, votre sagesse et votre force de caractère. Surtout votre force de caractère. On m’a dit que vous étiez l’un des plus coriaces, des plus forts et des plus résistants de tous les membres de la communauté.
Cela ressemblait à la description de quelqu’un d’autre, de quelqu’un de beaucoup moins fragile et inflexible que Valben Lawler.
— C’est peut-être l’impression que je donne de l’extérieur, dit-il en étouffant un petit rire. Mais tout le monde se trompe.
— J’ai toujours été persuadé que la vérité d’une personne est dans l’image que les autres ont d’elle, dit le prêtre. Ce que vous pensez de vous-même n’est ni fiable ni pertinent. Votre véritable valeur ne peut être évaluée d’une manière satisfaisante que par l’estime dans laquelle vous êtes tenu par autrui.
Lawler lui lança un regard étonné. Le long visage austère du prêtre semblait parfaitement sérieux.
— C’est vraiment ce que vous croyez ? demanda Lawler en remarquant qu’une pointe d’irritation venait d’apparaître dans sa voix. Je n’ai rien entendu d’aussi idiot depuis un bon bout de temps. Mais, non, je suis sûr que vous voulez me faire marcher… Vous devez aimer cela.
Le prêtre ne répondit pas. Les deux hommes restèrent silencieux, côte à côte, sous le soleil encore timide du matin. Lawler gardait le regard fixé devant lui. Puis sa vue se brouilla et il ne vit plus qu’un ensemble confus de couleurs dansantes, un ballet désordonné de fleurs d’eau.
Mais, au bout d’un moment, son attention fut attirée par quelque chose.
— Eh bien, dit-il en pointant le doigt vers l’océan, il semble que même les fleurs d’eau ne soient pas totalement invulnérables.
La bouche de quelque animal géant était visible tout au bout du champ de plantes aquatiques. Elle avançait lentement au milieu des fleurs, ouvrant une profonde tranchée dans laquelle les plantes aux vives couleurs basculaient par dizaines.
— On a beau avoir une grande élasticité, il finit toujours par arriver quelque chose qui vous engloutit. N’est-ce pas, mon père ?
La réponse de Quillan fut emportée par une rafale de vent.
Il y eut un nouveau silence tendu. Lawler entendait encore la voix du prêtre lui disant : La vérité d’une personne est dans l’image que les autres ont d’elle. Ce que vous pensez de vous-même n’est ni fiable ni pertinent. Totalement absurde, non ? Non ? Oui, bien sûr.
— Pourquoi avez-vous décidé de venir sur Hydros, mon père ? s’entendit brusquement dire Lawler, surpris par sa propre question.
— Pourquoi ?
— Oui, pourquoi ? C’est une planète on ne peut plus inhospitalière pour nous autres humains. Elle n’a pas été conçue pour nous, nous ne pouvons y vivre que dans l’inconfort et il est impossible d’en repartir. Pourquoi vous condamner à finir votre existence sur une planète comme celle-ci ?
Les yeux du père Quillan s’animèrent bizarrement.
— Si je suis venu, dit-il avec une ferveur nouvelle dans la voix, c’est parce que j’étais irrésistiblement attiré par Hydros.
— Ce n’est pas vraiment une réponse.
— Bon, d’accord.
Le ton du prêtre était un peu plus sec, comme s’il avait le sentiment que Lawler le poussait à dire certaines choses sur lesquelles il eût préféré garder le silence.
— Disons, si vous voulez, que je suis venu parce que c’est un endroit où tous les proscrits de la galaxie finissent par échouer. Une planète uniquement peuplée des déchets, du rebut du cosmos. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non.
— Vous êtes tous des descendants de criminels. Il n’y a plus d’autres criminels dans le reste de la galaxie. Sur les autres planètes tout le monde a maintenant une conduite raisonnable.
— Permettez-moi d’en douter, dit Lawler qui avait peine à croire que le prêtre pût parler sérieusement. Il est vrai, et ce n’est un secret pour personne, que nous sommes, au moins pour une partie d’entre nous, les descendants de criminels. Ou de gens considérés comme des criminels. Mon arrière-arrière-grand-père, par exemple, a été envoyé ici parce qu’il n’a pas eu de chance. Il avait tué accidentellement un homme. Mais admettons que vous ayez raison, que nous soyons tous les descendants de cette racaille dont vous parlez. Pourquoi avez-vous choisi de vivre parmi nous ?
Un éclair passa dans les yeux d’un bleu glacial.
— Je pense que cela saute aux yeux, dit Quillan. Ma place est ici.
— Pour pouvoir exercer parmi nous votre saint ministère et nous permettre d’être touchés par la grâce ?
— Pas le moins du monde. Je suis venu pour satisfaire mes propres exigences, pas les vôtres.
— Je vois. Vous avez donc fait cela par simple masochisme, pour vous infliger un châtiment. C’est bien cela, mon père ?
Quillan garda le silence, mais Lawler sentit qu’il devait avoir raison.
— Pourquoi ce châtiment ? poursuivit-il. Pour expier un crime ? Vous venez de me dire qu’il n’y a plus de criminels.
— Mes crimes ont été dirigés contre Dieu. Ce qui fait fondamentalement de moi l’un des vôtres. Un exilé, un banni par ma nature profonde.
— Des crimes contre Dieu, dit Lawler d’un air songeur.
Dieu était pour lui un concept aussi vague et mystérieux que pouvaient l’être des singes et la jungle, des chèvres et un rocher.
— Quel genre de crime avez-vous bien pu commettre contre Dieu ? reprit-il. S’il est tout-puissant, Il est invulnérable, et s’il ne l’est pas, comment peut-Il être Dieu ? D’autre part, vous m’avez dit il y a quelques jours que vous ne saviez même pas si vous croyez ou non en Dieu.
— Ce qui est en soi un crime contre Lui.
— Seulement si on croit en son existence. S’il n’existe pas, on ne peut pas lui causer de préjudice.
— Vous avez toute l’habileté d’un homme d’Église dans vos raisonnements, dit Quillan d’un air approbateur.
— Parliez-vous sérieusement, l’autre jour, quand vous m’avez dit que vous n’étiez pas sûr d’avoir la foi ?
— Oui.
— Ce n’était pas pour me faire marcher ? Pas pour vous offrir à mes dépens un petit moment de cynisme facile ?
— Non, non, pas du tout. Je vous le jure !
Quillan tendit la main et prit le médecin par le poignet ; un geste de confiance, étrangement intime, dont, en d’autres circonstances, Lawler aurait pu se formaliser, mais qui, à cet instant, lui parut presque touchant.
— J’étais encore très jeune quand j’ai décidé de consacrer ma vie au service de Dieu, commença le prêtre d’une voix grave et claire. Je sais que cela peut paraître assez pompeux. Mais dans la pratique cela représente une somme de travail pénible et désagréable ; pas seulement de longues séances de prières dans des salles glaciales et pleines de courants d’air à toute heure du jour et de la nuit, mais aussi l’accomplissement de tâches rebutantes que seul, à mon avis, un médecin est en mesure de comprendre. Le lavement des pieds des pauvres, pour prendre une image symbolique. Soit, je ne me plains pas. Je savais à quoi m’attendre en entrant dans les ordres et je ne demande pas qu’on me décerne une médaille. Mais ce que je ne savais pas, Lawler, ce que j’étais très loin d’imaginer au début, c’est que plus je me consacrerais au service de Dieu en me mettant au service de l’humanité souffrante, plus je deviendrais sujet à des périodes de vide spirituel total. D’interminables périodes où je me sentais privé de tout lien avec l’univers qui m’entourait, où les êtres humains me paraissaient aussi étrangers que des créatures d’un autre monde, où il ne subsistait plus en moi la moindre parcelle de foi en l’être supérieur à qui j’avais fait vœu de consacrer ma vie. Où je me sentais si totalement seul que je suis incapable de vous en donner la plus petite idée. Plus je mettais d’acharnement dans mon travail, plus j’avais le sentiment que c’était inutile. La plaisanterie était fort cruelle. J’espérais, j’imagine, que Dieu répande Sa grâce sur moi, mais tout ce qu’il me donnait, c’était de fortes doses de Son absence. Vous me suivez, Lawler ?
— Et, à votre avis, qu’est-ce qui provoquait ce vide spirituel ?
— C’est la réponse que je suis venu chercher ici.
— Mais pourquoi ici ?
— Parce que l’Église n’y est pas présente. Parce que les communautés humaines y sont extrêmement fragmentaires. Parce que cette planète nous est hostile. Et parce que c’est une aventure sans retour, comme la vie elle-même.
Lawler voyait danser dans les yeux de Quillan quelque chose qui dépassait sa compréhension, quelque chose d’aussi déroutant que de voir la flamme d’une bougie brûler vers le bas au lieu de monter. Le prêtre semblait considérer le médecin du fond de quelque éternité, de quelque néant d’où il savait être issu et qu’il aspirait à regagner.
— Je suis venu ici pour me perdre, comprenez-vous ? Ce qui me permettra peut-être de me trouver. Ou au moins de trouver Dieu.
— Dieu ? Où ? Quelque part au fond de cet océan gigantesque ?
— Pourquoi pas ? Puisqu’il ne semble pas être ailleurs.
— Comment voulez-vous que je le sache ? dit Lawler.
Mais il fut interrompu par un grand cri venant du haut du mât.
— Terre en vue ! s’écria Pilya Braun. Une île au nord ! Une île au nord !
Il n’y avait aucune île dans les eaux où ils se trouvaient, pas plus au nord qu’au sud, pas plus à l’est qu’à l’ouest. S’il y en avait eu une, tout le monde l’aurait guettée depuis plusieurs jours. Mais personne n’avait jamais mentionné la présence d’une île dans ces parages.
Onyos Felk, qui était à la barre, poussa un rugissement incrédule. Secouant la tête, le cartographe se dirigea vers Pilya d’un pas lourd, sur ses petites jambes arquées.
— Qu’est-ce que tu nous chantes là ? Quelle île ? Que ferait une île par ici ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? cria Pilya, une main crochée dans le gréement, tout le corps penché dans le vide. Ce n’est pas moi qui l’ai placée là !
— Il ne peut pas y avoir d’île par ici.
— Montez donc voir vous-même, espèce de vieux crabe !
— Quoi ? Quoi ?
Lawler mit sa main en visière et regarda au loin. Il ne voyait que les fleurs d’eau dansant sur les flots. Mais Quillan le tira vigoureusement par le bras.
— Là-bas ! Vous voyez ?
Non, il ne voyait pas. Ah ! si ! Tout là-bas, à l’horizon, il crut discerner une fine ligne d’un jaune soutenu. Était-ce une île ? Il n’aurait su le dire.
Tout le monde était maintenant sur le pont et commençait à courir en tous sens. Au centre de toute cette agitation se trouvait Delagard, tenant délicatement au creux d’un bras la précieuse carte marine et de l’autre main une grosse lunette d’approche de métal jaune. Onyos Felk se précipita vers lui et tendit la main vers le globe. Delagard le repoussa avec un regard venimeux.
— Mais il faut que je regarde…
— Bas les pattes !
— Pilya vient de dire qu’elle avait vu une île. Je veux lui prouver que c’est impossible.
— Elle a vu quelque chose, non ? C’est peut-être une île. Vous ne savez pas tout, Onyos. Vous ne savez rien du tout !
Mû par une énergie démoniaque, Delagard écarta rageusement le cartographe béant d’étonnement et commença à grimper dans la mâture en s’aidant des coudes et des dents, le globe toujours serré sous son bras droit et la longue-vue dans sa main gauche. Il parvint à atteindre la vergue, réussit à trouver une place et porta la longue-vue à son œil. Un silence absolu s’était abattu sur le pont. Au bout d’un laps de temps interminable, Delagard baissa la tête.
— Que je sois pendu si ce n’est pas une île !
L’armateur tendit la lunette à Pilya et fit fiévreusement tourner le globe. Il suivit lentement du doigt les déplacements des îles les plus proches en écartant exagérément les coudes.
— Non, ce n’est pas Velmise. Ni Salimil. Kaggerham ? Non plus… Kentrup ?
Il secoua la tête. Tous les regards étaient fixés sur lui. Quel comédien, se dit Lawler. L’armateur passa le globe à Pilya et reprit la longue-vue en lui donnant une petite tape sur le derrière. Il braqua la lunette sur l’horizon.
— Dieu nous damne ! s’écria-t-il. C’est une nouvelle île ! Ils sont en train de la construire ! Regardez-moi ça ! Les troncs ! Les échafaudages ! Dieu nous damne !
Il lâcha la lunette au-dessus du pont. Dann Henders la saisit adroitement avant qu’elle touche les bordages et y appliqua son œil tandis que les autres se pressaient autour de lui. Pendant ce temps, Delagard redescendait en répétant à mi-voix :
— Dieu nous damne ! Dieu nous damne !
La longue-vue passa de main en main, mais, en quelques minutes, le navire se rapprocha suffisamment de l’île en construction pour que l’instrument d’optique devienne inutile. Lawler contemplait le spectacle avec une fascination mêlée de crainte.
C’était une construction étroite, de vingt ou trente mètres de large sur une centaine de long. Son point le plus élevé, qui ne dépassait pas de plus de deux mètres la surface de l’eau, évoquait l’épine dorsale de quelque colossal animal marin dont le reste du corps eût été immergé. Des Gillies au nombre d’une douzaine s’affairaient pesamment sur l’île, tirant des troncs, les étayant, les entaillant avec les étranges outils de leur race, les entourant de fibres résistantes.
Alentour, la mer bouillonnait de vie et d’activité. Lawler vit que certaines des créatures qui s’y agitaient étaient des Gillies, des dizaines et des dizaines de Gillies. Les petits dômes de leur tête montaient et descendaient sur les flots tranquilles comme les corolles des fleurs d’eau. Mais il reconnut aussi les longues formes fuselées et luisantes de plongeurs. Ils semblaient aller chercher dans les profondeurs des troncs d’algue-bois qu’ils remontaient à la surface pour les Gillies qui les taillaient, les équarrissaient, les faisaient passer le long d’une chaîne sous-marine aboutissant sur la grève de l’île où d’autres ouvriers Gillies les tiraient au sec et les préparaient pour l’installation.
L’Étoile de la Mer Noire arrivait à leur hauteur à tribord. Des silhouettes couraient sur le pont, des mains s’agitaient ou se tendaient vers l’île. De l’autre côté, la Déesse de Sorve se rapprochait rapidement, suivie de près par les Trois Lunes.
— Il y a une plate-forme là-bas, dit Gabe Kinverson. Sur le côté nord de l’île, à gauche.
— Bon Dieu, c’est vrai ! s’écria Delagard. Regardez-moi ce monstre !
Immobile derrière l’île, flottant à côté d’elle comme si elle eût été amarrée, se trouvait une créature marine d’une taille gigantesque que l’on aurait pu prendre pour une seconde île tellement elle lui ressemblait. À la connaissance des humains, la plate-forme était le plus grand de tous les animaux peuplant les mers d’Hydros, encore plus grand que l’énorme animal ressemblant à une baleine et avalant gloutonnement tout ce qui se trouvait sur son passage, qui avait reçu le nom de bouche. La plate-forme était une énorme créature plate, un bloc immense de forme vaguement rectangulaire, tellement inerte qu’on pouvait vraiment la prendre pour une île. Elle flottait sur toutes les mers, charriée par les courants, attirant les micro-organismes en suspension dans l’eau par des sortes de tamis disposés sur le pourtour de son corps. Personne ne comprenait comment, même en s’alimentant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elle pouvait ingérer assez de nourriture. Lawler imaginait que la plate-forme avait un métabolisme aussi peu actif que du bois flottant, que ce n’était qu’une masse géante de chair à peine douée de sensibilité. Et pourtant ses immenses yeux pourpres, disposés par triple rangée de six de chaque côté de son dos, chacun de la largeur des épaules d’un homme, semblaient renfermer une sorte de morne intelligence. En de rares occasions, une plate-forme avait pénétré dans la baie de Sorve, flottant juste au-dessus du fond artificiel immergé. Un jour, Lawler qui péchait dans la baie, à bord d’un petit canot, était passé sans le savoir au-dessus d’un de ces monstres. En baissant les yeux, il avait découvert avec stupéfaction une rangée de grands yeux tristes qui le regardaient à travers l’eau transparente avec une sorte de détachement céleste et même – c’est du moins l’impression qu’il avait eue – une manière d’étrange compassion.
La plate-forme qu’ils avaient devant eux semblait ne servir que de gigantesque établi. Des groupes de Gillies travaillaient avec zèle sur son dos. Ils s’activaient dans soixante centimètres d’eau, tordant et lovant de longues fibres d’algues qui étaient déposées sur la plate-forme par des tentacules d’un vert luisant. Ces tentacules, gros comme le bras, très souples, avaient des terminaisons en forme de doigts. Personne, pas même Kinverson, n’avait la moindre idée de l’animal à qui les tentacules pouvaient appartenir.
— C’est merveilleux, dit le père Quillan, de voir de quelle manière tous ces différents animaux travaillent ensemble !
— À ma connaissance, dit Lawler en se tournant vers le prêtre, personne n’avait encore jamais vu une île en construction. Nous pensions que toutes les îles avaient des centaines, voire des milliers d’années. C’est donc comme cela qu’ils font ! Quel spectacle !
— Un jour, poursuivit Quillan, cette planète aura un sol ferme, comme toutes les autres. Dans quelques millions d’années, le fond de la mer s’élèvera. En construisant ces îles artificielles et en sortant de l’eau pour y vivre, les Gillies préparent la phase suivante de leur évolution.
— Comment savez-vous cela ? demanda Lawler en plissant les yeux.
— J’ai étudié la géologie et les théories de l’évolution au séminaire, quand j’étais sur Aurore. N’imaginez surtout pas que l’on enseigne uniquement aux prêtres la liturgie et les Écritures. Ou que nous prenons la Bible au pied de la lettre. Savez-vous que l’histoire géologique de cette planète est exceptionnellement calme ? Il n’y a pas eu de mouvements de l’écorce de la planète qui ont fait jaillir de la mer des chaînes de montagnes et des continents entiers comme cela s’est passé ailleurs. Tout est resté au même niveau, en majeure partie submergé. À la longue, l’érosion marine est venue à bout de toutes les terres émergées. Mais tout cela va changer. Des champs de gravitation internes créent lentement des turbulences et dans trente, quarante ou cinquante millions…
— Attendez, dit Lawler. Que se passe-t-il là-bas ?
Une vive altercation venait d’éclater entre Delagard et Dag Tharp. Le visage congestionné, une veine saillant sur le front, Dann Henders se mêlait à la dispute. Nerveux et irascible, Tharp se querellait à tout propos avec tout le monde, mais la vue de Dann Henders, habituellement si calme, en train de perdre son sang-froid, retint toute l’attention de Lawler.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en s’approchant d’eux.
— Un acte d’insubordination, c’est tout, répondit Delagard. J’en fais mon affaire, docteur.
Le nez en bec d’aigle de Tharp était cramoisi et la peau flasque de son cou tremblotait.
— Nous avons suggéré, Henders et moi, d’aller jusqu’à l’île et de demander asile aux Gillies, expliqua-t-il à Lawler. Nous pouvons jeter l’ancre à proximité et les aider à construire leur île. Ce serait une œuvre commune, à laquelle nous aurions participé depuis le début. Mais Delagard ne veut pas en entendre parler, il dit que nous devons aller jusqu’à Grayvard. Qui sait combien de temps il nous faudra pour atteindre Grayvard ? Qui sait combien de saloperies venues de la mer, comme le filet de l’autre jour, vont encore ramper sur le pont ? Dieu sait ce qui nous attend ! Kinverson dit que nous avons eu énormément de chance jusqu’à présent, que nous n’avons encore rien rencontré de véritablement dangereux, mais combien de temps cela peut-il…
— C’est à Grayvard que nous allons, déclara Delagard d’un ton inflexible.
— Vous voyez ? Vous voyez ?
— Nous devrions au moins faire un vote, dit Henders. Qu’en pensez-vous, docteur ? Plus nous restons en mer, plus les risques sont grands de rencontrer la Vague, ou bien un de ces monstres dont Gabe nous a parlé, d’être pris dans une tempête mortelle ou n’importe quoi. Nous sommes devant une île en construction. Si les Gillies font appel à des plongeurs, à une plate-forme et à je ne sais quels autres animaux marins, pourquoi n’accepteraient-ils pas l’aide des humains ? Et ils pourraient nous en être reconnaissants. Mais, non, il ne veut même pas envisager cette possibilité !
— Depuis quand les Gillies ont-ils besoin de notre aide ? demanda Delagard en lançant un regard noir à l’ingénieur. Vous savez bien comment cela s’est passé à Sorve, Henders.
— Nous ne sommes pas à Sorve.
— C’est la même chose partout.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ? rétorqua Henders. Écoutez, Nid, nous allons en parler avec les autres navires et nous verrons bien. Dag va appeler Yanez, Sawtelle et les autres, et…
— Restez où vous êtes, Dag ! ordonna Delagard.
Le regard de Tharp passa de Delagard à Henders, puis revint se poser sur l’armateur. Il ne bougea pas, mais ses fanons tremblotaient de colère.
— Écoutez-moi ! lança Delagard. Voulez-vous vraiment que nous soyons contraints de vivre sur cette île toute plate et ridiculement petite dont la construction prendra encore de longs mois, si ce n’est plusieurs années ? Et dans quoi vivrons-nous ? Des huttes d’algues ? Voyez-vous des vaarghs quelque part ? Voyez-vous une baie où nous pourrons nous procurer des matériaux utiles ? De toute façon, les Gillies ne nous accepteront pas. Ils savent que nous avons été chassés de Sorve à coups de pied dans les fesses. Tous les Gillies de la planète le savent, vous pouvez me croire.
— Si ces Gillies ne veulent pas de nous, insista Tharp, comment pouvez-vous être si sûr que ceux de Grayvard nous accepteront ?
Le visage de Delagard s’empourpra violemment. Pendant quelques instants, il sembla avoir été touché au vif. Lawler se rendit compte que Delagard n’avait pas encore mentionné une seule fois qu’il avait l’accord des véritables propriétaires de l’île pour s’installer sur Grayvard. Seuls les colons humains de l’île avaient accepté de leur offrir un asile.
Mais l’armateur se ressaisit rapidement.
— Vous dites des conneries, Dag ! Depuis quand avons-nous à demander aux Gillies l’autorisation d’émigrer entre les îles ? Une fois qu’ils ont accordé à des humains l’accès à une île, ils se foutent bien de savoir desquels il s’agit. De toute façon, ils sont incapables de nous distinguer les uns des autres. Tant que nous n’empiéterons pas sur le territoire gillie de Grayvard, il n’y aura pas de problèmes.
— Vous avez l’air très sûr de vous, dit Henders. Mais pourquoi faire tout le trajet jusqu’à Grayvard, si nous pouvons nous en dispenser ? Rien ne nous dit qu’il nous sera impossible de prendre pied sur une île plus proche et où il n’y aura pas encore de colonie humaine. Ces Gillies seront peut-être d’accord pour nous prendre avec eux. Et – qui sait ? – ils seront peut-être contents si nous leur donnons un coup de main pour construire leur île.
— Sûr, dit Delagard. Ils seront particulièrement ravis d’avoir un radio et un ingénieur. C’est exactement ce qu’il leur faut. Bon, vous voulez vivre tous les deux sur cette île ? Allez-y à la nage ! Allez-y donc ! Sautez par-dessus bord, tous les deux !
Il saisit Tharp par le bras et commença à l’entraîner vers la rambarde. Les yeux écarquillés, bouche bée, Tharp se laissait faire.
— Allez ! Sautez !
— Attendez, dit calmement Lawler.
L’armateur lâcha Tharp. Le corps penché en avant, il commença de se balancer sur la plante des pieds.
— Vous avez quelque chose à dire, docteur ?
— Si jamais ils sautent par-dessus bord, je les suis.
— Et merde, doc ! lança Delagard avec un grand rire. Personne ne va passer par-dessus bord ! Pour qui me prenez-vous ?
— Vous tenez vraiment à ce que je vous réponde, Nid ?
— Écoutez, dit Delagard, la situation est très simple. Ces navires m’appartiennent. Je suis le capitaine de celui-ci et je suis également le chef de l’expédition. Personne ne le contestera. Par générosité, par grandeur d’âme, j’ai invité tous les anciens habitants de Sorve à m’accompagner vers notre nouvelle patrie, l’île de Grayvard. C’est là où nous allons. Un vote pour déterminer si nous devrions essayer de nous établir sur cette île minuscule est totalement hors de question. Si Dag et Dann veulent vivre ici, c’est très bien et je les accompagnerai moi-même en glisseur. Mais il n’y aura pas de vote et il n’y aura aucun changement dans le plan initial. C’est bien clair, Dann et Dag ? C’est bien clair, docteur ?
Les poings serrés, Delagard montrait qu’il avait un vrai tempérament de lutteur.
— Si je ne me trompe, Nid, dit Dann Henders, c’est vous qui nous avez mis dans ce pétrin. Était-ce aussi le fait de votre générosité et de votre grandeur d’âme ?
— Taisez-vous, Dann, dit Lawler. Laissez-moi réfléchir.
Il tourna la tête vers la nouvelle île. Ils en étaient maintenant si près qu’il discernait le jaune des yeux des Gillies. Les Gillies semblaient vaquer à leurs occupations sans prêter la moindre attention à la flottille de navires chargés d’humains.
Il apparut brusquement à Lawler que Delagard était dans le vrai et que Henders et Tharp avaient tort. Lawler se fût profondément réjoui que leur voyage s’achève là, mais il comprenait qu’il ne fallait pas songer à s’établir sur cette île. Elle était beaucoup trop exiguë ; ce n’était qu’une toute petite langue de bois s’élevant à peine au-dessus des flots. Même si les Gillies acceptaient de les y accueillir, il n’y aurait pas assez de place pour tout le monde.
— Très bien, dit-il doucement. Pour une fois, Nid, je suis de votre côté. Cette île minuscule n’est pas faite pour nous.
— Bien ! Parfait ! Voilà qui est raisonnable. On peut toujours compter sur vous pour avoir une position raisonnable, n’est-ce pas, docteur ?
Delagard mit ses mains en porte-voix et leva la tête vers Pilya Braun.
— Remontez au vent ! Nous partons !
— Nous aurions dû voter, grommela Tharp d’un air buté en se frottant le bras.
— Laissez tomber, dit Lawler. Delagard est seul maître à bord. Nous ne sommes que ses invités.